Conférence, 23 mars 2011

Immanence et transtextualité: les formes de l’imaginaire chez Robert Lalonde

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Dans le cadre des conférences de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain, Jarosz Krzysztof a prononcé le 23 mars 2011 une conférence intitulée «Immanence et transtextualité: les formes de l’imaginaire chez Robert Lalonde». Krzysztof Jarosz est professeur à l’Université de Silésie (Katowice, Pologne).

À cause de ses origines partiellement amérindiennes que Robert Lalonde assume ouvertement, on est parfois tenté de percevoir son œuvre comme proposition d’un métissage culturel en vertu duquel l’identité québécoise, outre son traditionnel volet canadien-français, contiendrait une composante autochtone. Cependant, à force de l’approfondir, je me suis rendu compte que si ce versant de l’œuvre lalondienne est bien réel, il est d’abord numériquement minoritaire et, deuxièmement, passablement mythifié, puisque, sans nier l’empreinte indélébile d’une enfance passée à la lisière du territoire de Kanetasake en contact avec ses cousins Mohawk, avec tout ce que cela comporte ensuite de nostalgie et de souvenirs, Lalonde appartient culturellement au monde «blanc», non pas seulement canadien-français, mais bien celui de la littérature et culture mondiales.

L’analyse de ses œuvres m’a cependant révélé qu’au lieu d’une indianité ou métissage prétendument omniprésents ou dominants chez Lalonde, il faut chercher ailleurs son originalité que je formule dans le titre de cette conférence comme immanence et transtextualité. Ma thèse est que ces deux ingrédients de la vision lalondienne du monde et de sa littérature, apparemment dichotomiques, s’avèrent dans le cas de son œuvre complémentaires et formant un alliage inédit qui décide de son originalité. Par immanence j’entends une vision au ras du réel qui exclut toute transcendance qu’elle soit d’obédience religieuse ou laïque (p. ex. la notion de progrès), tandis que la transtextualité doit être comprise dans son acception genetienne (Genette, Gérard, Palimpststes, Seuil 1982).

Dans ma conférence je m’évertue à montrer, en puisant des exemples dans plusieurs ouvrages de Lalonde que cette coexistence, dans son œuvre, de ces deux ingrédients apparemment dichotomiques constitue le propre de son imaginaire et de sa sensibilité artistique.

Complément

Citations des ouvrages de ROBERT LALONDE qui ont été analysées pendant ce séminaire:

Sigles:

MFT – Le Monde sur le flanc de la truite

DEI – Le dernier été des Indiens

QVD – Que vais-je devenir jusqu’à ce que je meure?

FDP – Le Fou du père

SLN – Sept lacs plus au Nord

PAT- Le Petit Aigle à tête blanche.

1.    (Le narrateur lit Desert Notes de Barry Lopez, K. J.) «Un petit livre que je lis en écrivant, en regardant, partout, ses pages pleines remuant avec mes pages blanches, dans un de ces coups de vent plein de soleil de ce commencement d’avril, pascal, généreux, presque oppressant.» (MFT: 12).

2.    «Je marche dans le vent et médite cette phrase d’Annie Dillard, écrite pour moi, pour aujourd’hui, pour le vent, l’enfance, la mort et le printemps.» (MFT: 13).

3.    En rentrant de la ville en voiture avec sa femme il voit un busard Saint-Martin qui sème la terreur dans une prairie. «En rentrant je cherche, avec avidité, quasiment, du busard en chasse, une phrase de Danièle Salenave, qui dit bien ce que je viens de voir et désire déjà raconter. Je la trouve, la relis, et suis comme étourdi. C’est qu’elle signifie plus encore, aujourd’hui, pour moi, contient plus d’exactitude, chante avec plus de justesse le nécessaire engrangement des choses perçues, avec l’aide des mots.» (MFT: 37)

4.    «Il est là, en bas, à mes pieds, le village. Il a tout oublié, déjà. Ou il a renoncé. N’importe, le village dort. Même s’il est bien là, visible dans la clarté du soir […] même s’il se répand ce soir, comme les autres soirs […] l’absence du village me surprend et, tout de suite après, elle ne me surprend plus. Ils sont assoupis, ils dorment et ils rêvent depuis si longtemps que je ne les connais pas. Ils ne vivent pas sur la même planète. Ils s’inventent puis ils s’oublient à mesure. Affalés sur leur vérandas, ils songent au faste de la procession de demain, la procession de la Fête-Dieu. Il est huit heures du soir et c’est le plus beau temps de l’année et le village n’existe plus. Abandonné à sa bonne conscience ou à sa digestion, ce qui revient au même, le village rumine sa propre absence, béatement.» (DEI: 11-12).

5.    «Si je fus à genoux, hier soir, ce fut pour la seule communion, l’unique communion, la vraie communion. Et mon secret vaut d’ores et déjà beaucoup plus cher que tous les Saints-Sacrements du monde, si bien montés et encerclés d’or soient-ils.» (DEI: 22).

6.    «Certains êtres vivent sans se creuser la cervelle et leurs accomplissements dépassent les dogmes de toutes les religions. L’Indien est ainsi fait. Il respire juste à sa bonne hauteur. N’étant embarrassé d’aucune angoisse de mort, d’aucune raison de courir vers sa perte, d’aucune impatience, son identité semble léthargique. Mais on cherche peut-être à se construire un peuple parce qu’on a peur de mourir ? Pour l’Indien, tout arrive en temps voulu, car le temps est ce qu’il est et non ce que nous voulons qu’il soit. Espérer, c’est un sortilège blanc.»  (DEI: 54-55)

7.    «Ce qui compte, c’est espérer de toutes ses forces que le résultat des prochaines élections soit le bon. Espérer, comme à l’église. Détrôner le petit roi, voilà de quoi il est question aujourd’hui. Duplessis, le bleu, avec son grand pouvoir, le remplacer par les rouges tout neufs, avec un sang qu’on dit plus frais, plus clair. ‘Y faut que ça change!’» (DEI: 64)

8.    «‘Y faut que ça change!’ Il faut avancer et que la mémoire n’entrave pas le chemin de l’avenir. Il s’agit de ne garder, en guise de regret doux et folklorique, qu’un ‘je me souviens’ bleu et blanc, tout juste bon pour les touristes et pour quelques rêveurs.» (DEI: 107)

9.    «Au bout du quai, les Indiens pêchent sans écouter la voix libérale. […] Ils sont rouges, beaucoup plus rouges que vous, monsieur le crieur. Ces pêcheurs et ces pêcheuses sont rouge sang, rouge cuivre. Rouge exaspération, le rouge des pierres chauffées. Rouge ténacité, rouge orgueil, rouge du rouge des gorges ouvertes des caribous, rouges comme l’écorce d’enfance de l’érable, rouge framboise, rouge cenelle. Rouge du rouge de la honte. Rouge abcès. Rouge œil-de-lynx, rouge d’écorchement et de colliers de haches. Rouge du rouge des anciennes victoires, des cheveux blond-rouge au bout des piques. Rouge attention, rouge colère, peut-être!» (DEI: 65, c’est moi qui souligne).

10.    «Ce qu’il faudrait, c’est revenir un siècle en arrière et recommencer. Rencontrer l’Indien et qu’une civilisation naisse de cet accouplement unique sur toute la planète. […] ici, aujourd’hui devraient coexister nos races. Cordialement […] il n’est peut-être pas trop tard. On peut encore ressusciter la fumée de la paix dans les calumets.» (DEI: 64-65)

11.    «Jamais on ne m’avait vraiment touché. Lui (Kanak, K. J.) il m’a pris par le cou, tout de suite, sans un mot.» (DEI: 13).

12.    «Pea soup» et «Kanak» se répondent en écho.

13.    En décrivant l’autel de son église paroissiale, attifé de voiles blanches, Michel les dit plus nombreuses que celles du «gros bateau de Christophe Colomb quand il partit nous découvrir» (DEI: 136).

14.    «Nous ne quittions plus la chapelle. Il nous fallait assister jusqu’au bout au carnage. Au dortoir, je rêvais que des ruisseaux de sang s’échappaient de vingt blessures introuvables sur mon corps. […] Il souffrait, il mourrait pour moi, à cause de moi. Je descendais au réfectoire, résolu à ne pas toucher à mon assiette. Je ne méritais pas de me nourrir encore, de survivre, alors qu’il endurait sa Passion. […]»

15.    «Nous ne nous parlions plus qu’à la dérobée […] nous échangions d’effrayants regards de persécuteurs impénitents. Nous pouvions toujours nous laver, manger, dormir, tandis que lui… C’était injuste. Nous étions des scélérats. […] Si dans mes rêves je regardais mon propre sang couler, c’était bien fait! Après tout, j’allais le tuer, après l’avoir trahi, fouetté, après lui avoir craché au visage. Je méritais de me haïr éternellement. […] c’était sur mes épaules qu’on venait de poser la croix. La fièvre de son agonie m’enfermait dans un cocon brûlant.» (QVD: 135-136)

16.    «Enfant, je restais des heures, tard le soir, tout seul, dans la cour, à contempler les étoiles chutées chez nous, à goûter les cristaux qui fondaient sur ma bouche comme du sucre, à me sentir, me savoir cosmologique.» (MFD: 149)

17.    LE «BEAUTY WAY» DES NAVAJOS: «[l]e but du rituel est de recréer, dans l’âme de l’’aliéné provisoire’, l’ancienne harmonie, de redonner au ‘malade’ les moyens de percevoir à nouveau, de redevenir le témoin-réceptacle des innombrables et durables interconnexions de tous les éléments naturels, dont il fait, lui, simplement mais entièrement partie.» (MFT: 179)

18.    «L’eau brûle et je me sens vite extraordinairement purifié, comme cuit par un acide. Je flambe de partout et le sang chaud, qui vient tout proche de ma peau, veut se brûler au froid, lui aussi. Je nage derrière lui. Au bout d’un moment, mes membres prennent leur plaisir tout seuls, et je ne fais plus aucun effort, je ne suis que ce corps calciné qui glisse, et mon souffle sifflant est un tranquille cri de joie, joie retrouvée, joie nerveuse, nocturne, comme le hululement du huart.» (FDP: 11)

19.    «le ventre du monde m’aspire et me peuple très vite la tête de dangers, de menaces» (FDP: 14)

20.    Le temps s’immobilise: «Mais je ne veux pas, ne peux pas, surtout, imaginer demain. Ici, c’est l’éternité ou, mieux, toujours le même temps, le même instant étale où tout se retrouve, pêle-mêle et bouleversant, sans raison.» (FDP: 15).

21.    «De nous deux, c’est moi l’étranger ici. Ailleurs, partout ailleurs, c’est lui.» (FDP: 11).

22.    «Du sang tombe sur sa chemise. Il aimera, ce soir, cette senteur-là qui, séchée au soleil, prendra le goût qu’il aime: il mettra sa chemise avec la tache noire sur son oreiller, je le sais. En octobre, même du temps de maman, et même si le cœur lui levait, à elle, il laissait faisander ses morillons et ses sarcelles qui perdaient leur sang par le bec sur des feuilles de papier journal dans la cuisine. Ces nuits-là étaient pleines de l’arôme fade et entêté de ces hémorragies trop douces. Alors je pensais très fort à elle, ma mère, étendue à côté du meurtrier qui ronflait, béat, n’osant pas remuer de peur de le réveiller, un mouchoir imbibé de son parfum préféré près de sa tête, sur l’oreiller.» (FDP: 31-32)

23.    «Il claquait la porte, il partait dans le bois aimer ce qu’il pouvait aimer, ses arbres, sa rivière, son vent. Je prenais mes caresses clandestinement et c’était bon, les mains chaudes et dorées de ma mère sur ma tête, mes épaules. C’était sans sa permission, à l’abri de son regard qui me traquait sans répit, ces jours-là. Il cherchait les endroits attendris sur mon corps, il aurait voulu débusquer l’amour sur ma peau, sur mes poils. Était-il jaloux de la sirène? Je ne pouvais pas imaginer cela, ce mot-là, jalousie, j’étais trop petit encore.» (FDP: 27)

24.    «Elle a ri, un peu, puis elle a mis sa main sur sa poitrine. ‘Elle touche mon cœur à travers ma peau, ce cœur qu’elle a fait, qu’elle a eu contre son cœur à elle, tambourinant comme maintenant, toujours trop fort, battant la hâte, l’impatience, le désir.’ Ils sont restés comme ça longtemps, lui avalant et soufflant son air comme un drogué, elle écoutant dans sa paume les cognements d’un cœur qui frappait au fond d’elle-même. Ils ne se disaient rien, puisqu’il n’y avait pas de mots encore dans cette vie d’avant la vie, juste la rumeur de rivière de sang, plaisir de n’avoir encore rien à dire, de n’être pas encore, de simplement suivre ce rythme des deux cœurs travaillant ensemble, dans cette espèce d’ensoleillement rouge et salé qu’ils sauraient toujours – veut, veut pas – retrouver, tous les deux.» (SLN: 62)

25.    «[…] le corps de l’Indien de chair s’est fait verbe. Il y a eu transsubstantiation : prends et mange, ceci est mon corps, ceci est mon sang, ce sont mes muscles dans ta course, pour t’aventurer là où tu ne sauras jamais aller tout seul, c’est mon souffle qui fera ton endurance, ce sont mes paroles qui feront taire les niaiseries du monde […]» (SLN: 42)

26.    «Le plus beau dans tout ça, le plus surprenant – j’aurais pu, évidemment, m’y attendre -, c’est que pillant à tour de bras je me suis vu retomber dans les sillons de ma calligraphie à moi, ce fameux timbre ‘naturel’, qui est peut-être fait de plus de chants qu’on pense.» (la quatrième de couverture de Nouvelles d’amis très chers)

27.    «[…] nous vivions ce temps de l’Avent, entretenant faiblement l’espoir d’un miracle, leur retour, coïncidant avec le grand mystère de la naissance du petit Dieu dans la paille. Nous priions, retrouvant la ferveur forcénée des lointaines nuits de fièvre, quand, avec celle de maman, nous faisions monter nos voix vers un ciel abstrait et bienveillant, implorant Jésus, Marie, Joseph de transformer le monde en paradis. Nous serions, nous le promettions, plus généreux que Melchior, Gaspard et Balthazar aux pieds de l’Enfant-roi, lui donnant nos cœurs pour toujours, plus sages que les anges dans nos campagnes et plus chauds que le bœuf et l’âne dans l’étable, si le miracle se produisait: si, le soir de Noël, ils apparaissaient sur le seuil de la porte, loqueteux et repentants, nos parents.» (OGR: 55-56) «Sans Julien nous redevenions sentimentaux et détraqués» (OGR: 56).

28.    «[…] l’abolition du temps concret […] le refus de l’homme archaïque de s’accepter comme être historique. […] Au fond, si on la regarde dans sa vraie perspective, la vie de l’homme archaïque (réduite à la répétition d’actes archétypaux, c’est-à-dire aux catégories et non aux événements, à l’incessante reprise des mêmes mythes primordiaux, etc.), bien qu’elle se déroule dans le temps, n’en porte pas le fardeau, n’en enregistre pas l’irréversibilité, en d’autres termes ne tient aucun compte de ce qui est précisément caractéristique et décisif dans la conscience du temps. Comme le mystique, comme l’homme religieux en général, le primitif vit dans un continuel présent» (Eliade, M., cité par Frédéric, M., 1994: 257-258).

29.    «[l]a notion de progrès déguise à mon avis un refus de l’existence et des lois de l’existence; un refus du caractère fondamentalement humain de l’homme, c’est-à-dire de ses limites, de sa souffrance. Le progrès le détourne de ce qui fonde l’existence. Il y a quelque chose de tragique dans la condition humaine que le progrès n’accepte pas. […] À la moindre douleur, on te dit tout de suite quoi faire. Tu ne peux pas rester avec une douleur, c’est impossible.» (CAYOUETTE, Pierre, 1994: D-2)

30.    «Ce que proposent Aubert et Robert Lalonde est pourtant simple. ‘Il faut accepter la tragédie de l’existence. Vivre, avoir mal, aimer, se sentir aimé.’ Mais leur appel tombe aujourd’hui encore comme un cri dans le désert, comme une bouteille à la mer. Car le troupeau veut rire. Le troupeau n’a que faire des tourmentés. Les humoristes occupent toute la place. […] ‘Non pas que je veuille inviter les gens à la tristesse. Je dis simplement que le fait d’accepter la tragédie de l’existence, de la reconnaître, de la voir, ça nous permet d’être joyeux. La joie est possible à ce moment-là, mais pas autrement.» (CAYOUETTE, Pierre, 1994: D-2)

31.    «Nous avons compris [dit Aubert] que le paradis terrestre n’était pas fermé, simplement on ne savait plus où il était» (PAT: 17).

32.    «Le paradis leur revenait par à-coups, par petits péchés brefs et foudroyants, par ces courtes sensations éblouies, portant la marque délicieuse de l’interdit et qu’il nous fallait, nous autres, surprendre, traquer, saisir en plein vol, quitte à devoir inventer à partir de là, pécher de nos propres ailes, si nous voulions goûter, nous aussi aux merveilleux fruits défendus» (PAT: 18)

33.    Des retailles d’hostie, la sœur Gertrude-du-cœur-de-Marie en offrait à Noël aux enfants, «comme des bonbons, dans une boîte de fer-blanc, avec son couvercle où de petits anges à demi effacés tenaient une banderole rose enguirlandée autour d’un beau cœur rouge appétissant» (PAT: 21). La retaille d’hostie est d’abord un succédané profane de l’hostie, «parce que l’hostie elle-même, il ne fallait pas la goûter, Jésus était là-dedans, sans saveur et tout-puissant» (Ibidem).

34.    «Ma tante Irène goûtait la retaille d’hostie » (Ibidem). Quand, «au sortir d’un long carême d’hiver», elle dansait sur le chemin qui la menait à la maison de «son amoureux caché», Ange-Albert Guindon, les jambes et les bras nus sous une légère robe de taffetas jaune «qui lui faisait comme une auréole» (PAT: 21-22), elle «laissait derrière elle, dans l’air, une trace invisible qui goûtait la retaille d’hostie» (PAT: 22). Pendant leur accouplement, les amants, épiés par Aubert, «souffl[e]nt et ferm[e]nt les yeux comme à la sainte table» (Ibidem), ce que voyant et entendant, le petit voyou, trop jeune encore pour éprouver à cette vue une excitation proprement sexuelle, comprend que «l’effluve oriental et tyrannique de la retaille d’hostie justifiait les pires audaces et pouvait envoyer, sans retour, en enfer, l’homme qui avait eu le malheur, ne fût-ce qu’une seule fois, de tourner le nez du mauvais côté» (Ibidem). «Jésus […] sans saveur et tout-puissant»

35.    «[L]es trois vieilles filles travaillaient sans rêlache à rattraper le passé par la queue, à nous guérir d’un oubli qui, à force de durer, disaient-elles, finirait par nous faire redevenir ces grands quasi-poissons sans branchies, à la cervelle plus petite qu’un pois et noire comme de la pierre de volcans, semblants de vivants sourds, muets et aveugles, pataugeant dans l’eau salée, que nous avions tous été, au commencement des temps.» (PAT: 41)

36.    «Allongé sur ma couche, […] je les écoutais rire et sacrer, maudire le bois et célébrer sa beauté avec des mots inconnus et sonnants – têteux, renversis, paqueton, watassé – qui me saoulaient comme leur whisky blanc […] et finalement m’endormaient comme des chansons.» (PAT: 93)

37.    Archie contait des histoires où se croisaient le loup et la sarcelle, le manitou, un cheval cornu, un soleil à cinq pattes, un arbre parlant et le pauvre Indien banni de sa tribu, «je pensais: ‘chassé du paradis, lui aussi !’ – et qui s’enfonçait dans la broussaille et les rivières à la recherche de KA-MIKAMUST, ‘the great man qui chante le song de whollyness’… C’était mon histoire, à quelques sortilèges près.  (PAT: 94)

38.    «En deux mots, telle fut ma trouvaille: le paradis n’était pas ce qui était arrivé, et dont il fallait à tout prix se souvenir, mais ce qui pourrait arriver et que le poète avait pour mission d’appeler, comme le sorcier appelle la pluie ou le soleil. Le triomphe du mal, peint par monsieur Breughel, les concerti de l’homme sourd, les saisons en enfer des poètes, le beau penseur avec sa tête sur son poing: tous les ‘chefs-d’œuvre’ n’étaient pas des songes d’enfer ou de paradis passé, mais des cris dans le noir, des cris pour arrêter la mort et pour se souvenir avec elle non pas de ce que nous fûmes en Âge d’or, mais de ce qu’est vraiment la vie, la tienne, la mienne, avec son désir d’éternité et sa présence nue dans le temps.» (PAT: 144)

39.    «En chacun, il y avait non pas une nostalgie, mais un espoir! C’était moi l’aveugle, le sourd, l’écarté! Le paradis n’était ni passé, ni à venir, mais tout de suite, à cet instant précis où, en comptant les battements de mon propre cœur, des milliers d’enfants, chargés de songes, de désir et de frousse, naissaient sur toute l’étendue de la terre […] Et ils grandiraient, parmi les aveugles et les sourds, comme moi. […] Mais oui, Aubert, pauvre sans génie, ce sont ces petites mains-là qu’il faut tenir dans les tiennes! Pour ces enfants, il est encore temps de s’évader hors du monde, non pour le quitter, mais pour le rejoindre! Aubert, souviens-toi de ton effervescent commencement de pauvre enfant-roi dans l’étable et de ton effroi que la vie ne soit rien d’autre que l’image découragée qu’en offraient les paroles courtes et noires des grands? Tu seras professeur, Aubert, enseignant, montreur de tours, guide, ange gardien, mentor, Nathanaël! Tu leur apprendras non pas la peur, le combat et l’oubli, mais le passé, les langues, le vaste monde, les hommes, l’universalité!» (PAT: 145)

40.   […] je cherchais à persuader mes effrontés de se méfier des solutions à tout bout de champ proposées à des problèmes souvent plus beaux et plus grands que nous-mêmes […] qu’aucune victoire n’était permanente, fût-elle fleurie et musicale comme cette célébration d’eux-mêmes et de leur immortalité qu’ils publiaient bien légitimement au sortir de «la grande noirceur», et je finissais en les exhortant à croire que, contre toute vraisemblance, l’histoire continuerait après eux, puisque l’homme n’avait pas fini de rêver, donc de vouloir, de chicaner, de mentir, de trahir, d’aimer et de travailler […] et qu’il n’y avait que le combat pour la tendresse et sa propre dignité qui mérite qu’on déterre parfois la hache de guerre, pour assassiner l’injustice et déverrouiller l’innocence. Sur quoi, bien sûr, je devenais héroïque et infaillible et finissais, porté sur leurs épaules, jusqu’aux poutres du plafond où je m’assommais et manquais alors finir mes jours, en pleine gloire comme en plein malentendu.  (PAT: 264)

Bibliographie

Lalonde, Robert. 1997. Le monde sur le flanc de la truite: notes sur l’art de voir, de lire et d’écrire. Montréal: Boréal, 193p.

Lalonde, Robert. 1982. Le dernier été des Indiens. Paris: Éditions du Seuil, 158p.

Lalonde, Robert. 1992. L’Ogre de Grand Remous. Paris: Éditions du Seuil, 188p.

Barcelo, François. 1981. La tribu. Montréal: Libre Expression, 303p.

Poulin, Jacques. 1984. Volkswagen Blues. Montréal: Québec/Amérique, 290p.

Gide, André. 1947. Les nourritures terrestres. Paris: Gallimard, 303p.

Giono, Jean. 1965. Deux cavaliers de l’orage. Paris: Gallimard, 230p.

Perrault, Charles. 1973. Le Petit Poucet. Conty: Editions Touret, 20p.

Lalonde, Robert. 1994. Le petit aigle à tête blanche. Paris: Éditions du Seuil, 267p.

Lalonde, Robert. 1988. Le fou du père. Montréal: Boréal, 151p.

Lalonde, Robert. 2005. Que vais-je devenir jusqu’à ce que je meure? Montréal: Boréal, 160p.

Lalonde, Robert. 2000. Sept lacs plus au nord. Montréal: Boréal, 160p.

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