Entrée de carnet

Penser avec les plantes. Amorce d’une réflexion autour de «La vie secrète des arbres» de Peter Wohlleben

Jonathan Hope
couverture
Article paru dans Au milieu des arbres, sous la responsabilité de Rachel Bouvet et Jonathan Hope (2019)

À la suite de la lecture de La vie secrète des arbres, je me dis que je n’ai aucune difficulté avec son contexte, ce dont il parle – à savoir (c’est le sous-titre de la traduction anglaise, à laquelle je me réfère) le fait que les arbres ressentent quelque chose et qu’ils communiquent. Dire que les plantes, et spécifiquement les arbres, ont une vie commune, collective et sociale, parler de l’amour des plantes, de leur comportement d’accouplement, de leur amitié, de leur langage, de leur intelligence, dire qu’elles s’entretiennent et qu’elles se soignent, etc., je suis réceptif à tout ça. Ces idées me paraissent admissibles, et ce, autant dans une perspective littéraire que dans une perspective biosémiotique (branche de la sémiotique fondée sur l’idée selon laquelle la signification, l’interprétation, l’intelligence ont lieu dans tous les domaines du vivant, ce qui inclut forcément les arbres). Cela ne signifie pas que je sois d’accord avec tout ce que dit Wohlleben, ou que je sois persuadé par sa façon d’exprimer ses idées. Au fond, mon appréciation personnelle du livre n’est pas bien différente de sa réception très polarisée auprès du public : succès populaire (en librairie, Wohlleben multiplie les apparitions médiatiques, etc.), et simultanément, une réticence de la part des scientifiques (biologistes, botanistes, sylviculteurs, etc.) D’une part, on « aime » ce qu’il dit, d’autre part, on trouve que ce n’est pas assez rigoureux : les plantes s’aiment (chap. 4)? Elles ont une peau (61)?

Au fond, je me demande si l’exposé de Wohlleben est assez sophistiqué. Les formules, les métaphores qu’il utilise pour décrire le comportement des plantes, rendent-elles suffisamment compte des subtilités dans la vie des plantes? Par exemple, dans les premières pages (8-9), Wohlleben affirme que les plantes ont un sens de goût et d’odorat. L’idée est intéressante parce qu’elle fait état d’une certaine perméabilité entre les catégories de sens : ce qui compte ce n’est pas tant l’organe, mais la fonction, l’effet comportemental-cognitif, l’interprétant (comme dirait Peirce) généré. Mais pourquoi utiliser des métaphores aussi connotées, associées à l’animalité et, en occurrence, à notre animalité humaine ? Wohlleben ne pourrait-il pas utiliser des mots plus précis qui rendraient compte de la particularité de la communication par signaux électrochimiques ? Et, par effet d’enchaînement, de la diversité du vivant ? Mais il est possible, voire probable, que la tâche principale de Wohlleben ne soit pas la précision. Il a écrit un ouvrage de vulgarisation, et l’anthropomorphisation (qui n’est pas en soi un problème) est un moyen très efficace afin de communiquer ses idées auprès de ses lecteurs et de ses lectrices (et aussi de faire communiquer ses lecteurs, lectrices avec les arbres). Mais d’autres métaphores posent problème. Celles-ci ne sont jamais neutres – les mots que nous utilisons ont des effets. À un moment, Wohlleben qualifie des arbres rebelles de « jeunes de rue » (street kids). Que consolide cette métaphore particulière ?

Et que dire de l’insistance répétée de la part de Wohlleben sur l’équité, l’égalisation des différences, la croissance synchronisée des individus et l’harmonie forestière (harmonie assurée cependant par des parents sévères) ? Je ne dis pas que l’idéologie n’a pas sa place à l’extérieur des choses humaines. On ne peut pas l’écarter, ni dans un ouvrage de vulgarisation ni dans un ouvrage scientifique. Et probablement pas du vivant. Ce préjugé idéologique serait-il une des causes du succès du livre en librairie ? Et peut-être une des causes de l’opposition vive de la part de plusieurs scientifiques?

La vulgarisation scientifique, l’idéologie, et la communication / la sémiotique; voilà les trois thèmes, enjeux principaux qui ont marqué ma lecture de La vie secrète des arbres.

  • Vulgarisation scientifique Quel est le public cible de ce genre de livre? Jusqu’où peut-on vulgariser? À quel moment ne vulgarise-t-on plus? Qui a le droit de parler? À quel moment la parole perd-elle sa légitimité ? Un ingénieur forestier, comme Wohlleben, peut-il explorer et vulgariser des questions qui sont du domaine de la botanique? Facile ici d’être un peu bourdieusien et de rappeler que parler dans un contexte académique, universitaire, consiste à négocier un peu de savoir et beaucoup de pouvoir. Ici, un lien serait à faire avec le livre de Rachel Carson, Silent Spring (sérialisé en 1962), écrit en réaction à l’usage incontrôlé du dichloro-diphényl-trichloréthane (DDT) en Amérique (et en occident) après la Seconde Guerre mondiale. Une biologiste, spécialiste en zoologie marine, pouvait-elle traiter d’enjeux de la biochimie? Qu’est-ce qu’une frontière disciplinaire? Il y a une foule de parallèles à faire entre les livres de Carson et Wohlleben (et de la réception de ces livres) concernant des enjeux d’ordre rhétorique et littéraire.
  • Idéologie, politique, vivant Dans un entretien avec Coralie Schaub, paru dans Libération, Wohlleben déclare : « Si les arbres pouvaient voter, pas un seul ne voterait à droite ! » S’agit-il d’une façon de parler ? Peut-être. Mais je ne suis pas persuadé que la meilleure façon d’aborder les arbres consiste à plaquer sur eux un modèle politique trop humain, binaire et simpliste. Quels sont les préjugés idéologiques de l’auteur? En quoi le politique conditionne notre interprétation des organismes et écosystèmes? On pourrait adapter sans trop de difficulté la vie sylvicole aux considérations de Foucault sur le biopouvoir et le contrôle, l’organisation, la répression, la stimulation des races, au purisme biorégional. On pourrait ensuite se demander si, et en quoi les organismes ou écosystèmes sont eux-mêmes politiques (et sinon, pourquoi). Je ne doute pas que l’évolution d’une forêt se fait par étapes, la colonisation des espaces écologiques par les plantes se fait en suivant un certain ordre (bien que les étapes et l’ordre relèvent aussi d’une certaine construction conditionnée par les capacités et désirs des humains) : la friche, l’aulne, les peupliers désorganisés, devront laisser la place aux bouleaux (eux-mêmes trop solitaires et trop précipités dans leur croissance, 183), puis aux conifères et éventuellement aux hêtres. Or, je ne peux pas me débarrasser de l’impression que Wohlleben présente les forêts primaires comme la fin des jeunes forêts, ce qui a comme effet de déposséder ces jeunes forêts de leurs propres spécificités, de leur nécessité. C’est comme si la fonction du peuplier est de préparer le terrain pour le hêtre. Je me demande si on ne pourrait pas repenser l’histoire linéaire des forêts et la gloire de son aboutissement. La peupleraie et la bétulaie ont aussi leurs raisons, leurs intelligences.
  • Sémiotique, communication des plantes Les arbres parlent-ils (6) ? Ont-ils réellement des « aptitudes conversationnelles » (11) ? Ma première réaction serait de renvoyer la question : que signifie cette question ? Pourquoi voulons-nous que les plantes se parlent ? Puis je dirais : est-ce que parler est le bon verbe ici? Bien qu’elle ne soit pas parfaite, la définition aristotélicienne de l’humain comme animal politique (zoon politikon) n’est pas sans intérêt. Il n’y a rien d’anthropocentrique à trouver des différences dans les aptitudes communicationnelles, dans les capacités sémiosiques des différents organismes. Au fond, je dirais que Wohlleben a aussi écrit un livre de vulgarisation sémiotique, un livre qui mériterait d’être lu à la lumière des textes fondamentaux en biosémiotique (Thomas Sebeok, Jesper Hoffmeyer, Wendy Wheeler, etc.) Mais une réflexion sur la communication et les plantes devrait aussi porter sur nous : elle nous concerne, elle nous implique, elle nous met en cause en tant qu’observateurs, observatrices des plantes. Nous voyons une relation dans les plantes, et par la suite, nous nous partageons ce savoir – souvent par les mots. On doit aussi être attentif à nos propres efforts et effets de communication : comment faire des expériences interprétatives et traduire les expériences en mots? Comment se partager un savoir, et donc traduire les mots en d’autres mots?
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