Entrée de carnet

Liminalité dans le cycle de pollution dans Fendre les lacs de Steve Gagnon

Mélina Cornejo
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

Steve Gagnon, dramaturge, acteur et metteur en scène québécois, traite beaucoup des rapports entre trauma et territoire dans ses pièces de théâtre. Fendre les Lacs, pièce présentée pour la première fois au Festival du jamais lu en 2015, est publiée en février 2016. Cette pièce de théâtre expose les blessures des huit personnages, mais aussi du territoire dans lequel ils habitent. On remarque une forme de coprésence, peut-être même une codépendance, qui devient toxique entre la nature et l’humain. En effet, ces personnages habitent dans des petites maisonnées en plein cœur d’une forêt nommée comme morte et d’un lac dont l’eau est « trouble » (Gagnon, p. 15). Ce paysage presque postapocalyptique devient rapidement un reflet des relations toxiques qu’entretiennent les personnages entre eux, relations qui ont aussi un impact sur l’écosystème.

Si les personnages vivent tellement proches de la nature qu’ils s’y fondent presque, cet entremêlement entre corps et nature n’est pas perçu sous un jour lumineux. On pourrait dire que cet espace de liminalité, comprise ici comme frontière sous un angle géographique, devient une phase liminale dite intermédiaire, soit qui « correspond à une phase d’incertitude, transitoire, imprécise, sans cadre défini, et de fait parfois dangereuse. » (Fourny, para. 4) Les personnages ont de la difficulté à se nommer comme ils sont, difficulté qui s’entend dans le langage hésitant tout le long de la pièce, et cela les pousse à s’identifier à travers la nature, et donc à la rendre précaire. En effet, les affects des humains me semblent influencer leur environnement de manière nocive. Je sens une tension qui se développe entre vouloir se fondre dans ce lieu aimé tout en le détruisant par la force d’émotions plutôt négatives. On pourrait nommer cette fragilité de la limite un cycle de pollution qui s’opposerait de manière assez claire au cycle de guérison abordé par Joëlle Papillon (Papillon, p. 65) En effet, on s’éloigne d’une relation saine qui serait bénéfique aux deux instances, mais on s’approche plutôt d’une mise à mal partagée.

La pièce ouvre avec cette double menace en nous présentant la mort du territoire, notamment par les arbres servant de décor et par la figure du tronc coupé mis au milieu du lac en guise de tombe, mais aussi la mort du personnage. Dès les premières minutes, on comprend donc que cette proximité entre nature et humain est dangereuse. Le cycle est ensuite assez présent au moment où les cendres du cadavre ou l’eau de javel troublent l’eau alors qu’ils sont lancés dans le lac, et ensuite quand les personnages vivent dans le lac malgré la présence de sangsues pouvant altérer leur peau. On va même parler de Louise comme étant une sangsue : « Louise / conseil / arrête de faire la sangsue / Thomas est pas / Thomas est pas amoureux de toi » (Gagnon, p. 65) Cette remarque est reçue comme une attaque et fragilise Louise qui veut être aimée. La liminalité devient, comme mentionné plus haut, une constante mise en danger du corps et du lieu, mais aussi de l’identité.  

La théorie développée par Donna Haraway avec son concept de Chthulucène qui, entre autres, invite à considérer « l’interdépendance de l’humain et du non humain », amène à repenser l’impact que nous avons sur le non humain. (Lemable, p. 177) Il est donc plus question de la marque laissée par cet entremêlement des groupes impliqués et du fait que « les limites ne sont pas fixes, mais dynamiques et susceptibles au changement pendant l’interaction. » (Lemable, p. 175) De cette manière, elle montre que si on fait mal à la nature, on se fait mal à soi aussi. Cette manière de voir l’ère dans laquelle on est nous sortirait de l’anthropocène, donc plus axé sur notre empreinte sur le plus qu’humain, et nous amènerait à comprendre davantage cette cyclicité de nos relations avec lui. En effet, si les limites entre humain et plus qu’humain deviennent floues, il est plus facile de considérer que les actions posées sur lui sont aussi des actions posées sur nous. Dans la pièce, la liminalité rend justement visible cette roue de souffrances.

Fendre les lacs est donc une pièce qui montre que la liminalité peut amener un flou entre soi et l’autre qui démontre comment nos actions influencent notre milieu et vice-versa. On entre donc dans une pièce qui est cyclique autant dans ses thématiques que dans sa forme. En effet, même le récit tourne en rond, n’avance pas sur une ligne droite. Julie Sermon va parler des deux concepts de temps des théâtres écologiques en citant Lambert Barthélémy dont cette forme qu’elle nomme justement comme cyclique, qui serait la forme plus lente (Sermon, p. 9). On est dans un récit qu’elle dit de forme concaténée et qui est donc difficile à résumer. Ce qui reste est plutôt un sentiment de danger, de peur et de mal-être ; l’impression que le monde s’écroule doucement avec le spectateur dedans.

BIBLIOGRAPHIE

FOURNY, M-C. (2013), « La frontière comme espace liminal », Revue de géographie alpine [En ligne], 101-2, mis en ligne le 07 avril 2014, consulté le 19 avril 2021, repéré au http://journals.openedition.org/rga/2115.

GAGNON, S. (2016). Fendre les lacs. Longueuil : Les éditions de l’Instant même, coll. « L’Instant scène »

LEMABLE, S. (2020). « De l’anthropocène au Chthulucène : comment se sortir de la crise écologique ? », Ithaque 26, no. 26, p. 155-180, repéré au

https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/23314/lemable.pdf?sequence=5&isAllowed=y&fbclid=IwAR0DANXTFKRfoQezyk_haf7qtqXovat0_9xqF_tLyDXllRvVOIjwFkTvLkE.  

PAPILLON, J. (2017). « Repenser les rapports entre humains et nature : visions écopolitiques dans la littérature autochtone contemporaine », Québec Studies, vol. 63, p. 57-76.

SERMON, J. (2018). « Les imaginaires écologiques de la scène actuelle. Récits, formes, affects »,

Théâtre/Public, « États de la scène actuelle : 2016–2017 », no 229.

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