Entrée de carnet

L’imaginaire du bourreau masqué

Gabriel Lagacé-Courteau
couverture
Article paru dans L’imaginaire intermédial du masque, sous la responsabilité de Johanne Villeneuve (2021)

Le bourreau, affublé de son masque ou de sa cagoule noire, apparaît dans de nombreuses fictions historiques. La peinture, le cinéma, la littérature sont tous des arts qui associent le bourreau à son masque et qui, ce faisant, le transforment en le réduisant «de manière visible et symbolique à son geste» (Voyer: 88). La cagoule du bourreau, en plus d’agir comme une référence à l’irrémédiabilité d’un jugement exercé par la justice, efface l’identité et l’humanité de la personne qui la porte. Chez celui qui reçoit et interprète une telle image, celle-ci réduit cette personne à une unité de sens, ce qui montre bien comment l’imaginaire du masque du bourreau est admis collectivement. C’est un phénomène plutôt particulier puisque, comme les historiens l’ont démontré, les exécuteurs des hautes œuvres, en réalité, n’étaient généralement pas masqués. Quelques exceptions existent toutefois (Voyer), comme on le voit dans un manuscrit du XIVe siècle (fig.1). Dans certains cas, il pouvait s’agir d’un exécuteur occasionnel, un individu «contraint d’accomplir une unique exécution, [qui] ne [voulait] pas être reconnu du reste de la population et être frappé de l’infamie qui pèse sur le bourreau» (Armand: 42).

(fig.1) Exécution à Bologne. Institutes, Livre IIII, Ier quart du XIVe siècle, Paris, BnF, ms. 4438, f° 55 (cl. BnF).

(fig.1) Exécution à Bologne. Institutes, Livre IIII, Ier quart du XIVe siècle, Paris, BnF, ms. 4438, f° 55 (cl. BnF).

Hormis de telles exceptions, le bourreau d’avant le XIXesiècle est le plus souvent sans masque, bien que «les pouvoirs publics [lui] imposent […] de porter en permanence un vêtement explicite qui le fera reconnaître de tous, en toutes circonstances, pour éviter que les bonnes gens ne se mêlent par mégarde à lui» (Armand: 42). D’ailleurs, si l’on se fie aux images du Moyen Âge et de la Renaissance, on constate que la plupart d’entre elles mettent en scène un bourreau à visage découvert, arborant des vêtements colorés. C’est le cas, par exemple, dans la célèbre miniature de «L’exécution de Robert Tresilian» qui orne une page des Chroniques de Jean Froissart; le bourreau y est peint avec un pantalon vert, une chemise orange et, surtout, un visage parfaitement à découvert (fig.2).

(Fig.2) «L’exécution de Robert Tresilian.» Miniature. XVe siècle. Paris, BnF, fr. 2645, f° 238v (cl. BnF)

(Fig.2) «L’exécution de Robert Tresilian.» Miniature. XVe siècle. Paris, BnF, fr. 2645, f° 238v (cl. BnF)

L’imaginaire contemporain du bourreau ne semble donc pas correspondre à la plupart des représentations anciennes où celui-ci apparaît le plus souvent sans masque, du moins avant la période moderne. On observe toutefois une évolution dans les représentations des bourreaux qui, sans être masqués, commencent de plus en plus à se présenter de manière anonyme. Par exemple, on remarque que le bourreau est souvent représenté de dos, ce qui constitue une façon de masquer son identité sans pour autant cacher le personnage sous une cagoule. Un autre procédé souvent utilisé consistait à peindre le bourreau à l’image de la foule, du supplicié ou du roi, le transformant ainsi en une entité anonyme, incarnation de la société ou de l’autorité à laquelle il fallait attribuer l’acte d’exécution (Voyer: 85). Les œuvres illustrant des exécuteurs entament déjà un processus de distanciation entre l’individu portant le geste fatal et son individualité. Cette distanciation redonne la responsabilité de l’action à l’autorité qui la met en place et admet le bourreau comme simple outil au service de sa nation. Cela dit, la distanciation par le masque n’apparaît pas de manière significative avant le XIXe siècle et, bien que l’on retrouve quelques exemples de bourreaux masqués avant cette période, le masque est une caractéristique distinctive des exécuteurs depuis relativement peu de temps. Il apparaît alors légitime de se demander comment ce masque a pris la valeur qu’on lui connait aujourd’hui dans l’imaginaire collectif.

Dans «Off With his Hood», Alison Kinney soutient que ce phénomène du bourreau masqué aurait été causé par la culture du secret de l’époque victorienne, ainsi que par des erreurs archéologiques de cette période (Kinney, 2016b: 30). Plusieurs musées exposaient des masques en affirmant qu’ils avaient appartenu à des exécuteurs des hautes œuvres. Le cas le plus célèbre est sans doute celui du masque de la tour de Londres, présenté aux côtés d’un bloc et d’une hache de bourreau. Ces affirmations archéologiques et ces masques marquent l’imaginaire, et on remarque, au cours de ce siècle, un changement dans la représentation des bourreaux: «those masks and hoods were made creepy, not by the touch of real executioners, but by curators, audiences, institutions of history and education and justice systems» (30). L’esthétique iconographique change, les bourreaux ne sont plus dépeints dans des couleurs vives, mais plutôt dans des teintes sombres, et leurs visages sont dorénavant cachés sous une cagoule noire. À titre d’exemple, observons le tableau Jean Desmarest et onze notables sont décapités après la révolte des Maillotins, 27 janvier 1383 de Jean-Paul Laurens. (Laurens, 1895).

La découverte de ces présumés masques de bourreau bouleverse l’imaginaire collectif: «These masks and hoods were the products of systems that referenced museums, books, films and television for their cultural authority, authenticity and legitimacy» (Kinney: 34). Les nombreuses productions mettant en scène ces cagoules disposent d’une force narrative telle qu’elles contribuent à transformer la fiction en réalité. En effet, comme Kinney le montre, dans plusieurs états américains, notamment la Floride et l’Oklahoma, le système judiciaire actuel utilise le masque tel qu’il a été fictionnalisé au cours de l’époque victorienne. On se demandera pour quelle raison on cherche à faire passer un objet fantasmé pour un objet authentiquement historique. Kinney propose une explication:

The spooky, hooded executioner […] stepping out of the barbaric past allowed reformers, then and now, to congratulate themselves on the superiority of their own practices (32).

Au XXe siècle, le masque du bourreau entre donc dans le domaine de la réalité en tant que dispositif au service du système judiciaire. Rendant visible la séparation entre l’acte d’exécution et l’humain, ce fantasme de l’ère victorienne se réalise à l’ère contemporaine. Pour bien comprendre le phénomène, il s’agit moins de convoquer «l’ancien dans le nouveau, [que de trouver] quelque chose de nouveau dans l’ancien» (Citton: 34). Aussi, les masques comme celui peint par Laurens sont-ils anachroniques; la cagoule du bourreau n’est pas une réalité de l’époque ni des siècles qui la précèdent. De telles inventions, démultipliées dans l’espace culturel, érigent des croyances sur le masque qui permettent en retour d’en concrétiser la présence. Un tel phénomène est tributaire d’un long processus entamé au XVe siècle, soit la propension à dissimuler le visage du bourreau, tantôt en le peignant de dos, tantôt en le rendant anonyme, une stratégie par dissimulation qui témoigne de la volonté de séparer explicitement l’exécuteur de son identité et, par là, de rendre visible sa fonction sociale. L’évolution des représentations artistiques du bourreau contribue à la construction de la figure du bourreau moderne. Le bourreau masqué, dorénavant dépourvu d’humanité et désindividualisé, devient un symbole, celui de l’autorité; mais surtout, il n’est plus qu’un rouage du système judiciaire. Pour le dire dans les termes de l’archéologie des médias, le masque du bourreau renvoie ainsi à «des histoires alternatives, des voies oubliées et des tangentes à l’histoire dominante» (Citton: 34).

Intermédialité et potentialités discursives du masque du bourreau

Dans son article «Le langage des masques burkinabè: un discours ésotérique?», Louis Millogo affirme que les masques «sont un langage et un discours» (Millogo: 323). Il s’appuie sur le fait que «l’unité de base de tout langage est le signe» (323) qui, rappelle-t-il, se divise en deux classes, soit le langage verbal et le non verbal. Les masques burkinabè constituent un langage s’exprimant par des signes autres que la parole ou l’écrit. L’affirmation suivante de Millogo peut sans doute s’appliquer à tous les types de masques:

Les langues et les langages sont des potentialités: quand un communicateur, un destinateur recourt à leurs éléments pour traduire un message ici et maintenant, la séquence communicative est un discours avec la forte connotation qu’il faut y voir la manifestation du sujet qui s’exprime et des circonstances dans lesquelles il est appelé à livrer son message ou à libérer son expression (324).

Le masque du bourreau a lui aussi ses propres potentialités communicatives qui en font un élément de discours lorsqu’il est représenté ou encore utilisé dans les fonctions judiciaires. En s’énonçant, le masque «réalise une successivité significative [et] se fait [objet] descriptif ou narratif» (324) analysable en tant qu’objet intermédial. La cagoule, en tant que simple signe, semble transformer la scène où elle apparaît et la teinter de toutes ces autres scènes où elle est apparue, renvoyant à cette «ombre des morts», décrite par Alberto Passerini et Bruna Peyrot. Les deux auteurs affirment que le masque contient «en lui deux orientations significatives, l’une positive de farce estudiantine et de fête et l’autre, négative, d’“ombre des morts”, menaçant les vivants de leur retour sur la terre» (Passerini et Peyrot: 104). Le masque, alors, «n’est plus l’homme revêtu» (Millogo: 323), mais le symbole d’une médiation de la mort.

(Fig.3) Harry Potter and the Prisoner of Azkaban. 2004. Film. Alfonso Cuarón (réal.). États-Unis. ©Warner Bros. Pictures.

(Fig.3) Harry Potter and the Prisoner of Azkaban. 2004. Film. Alfonso Cuarón (réal.). États-Unis. ©Warner Bros. Pictures.

En guise de conclusion, en nous appuyant sur l’exemple de la scène de l’exécution dans Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban (2004) (fig.3), illustrons comment la représentation du masque du bourreau peut se faire le symbole d’une médiation de la mort. Cette scène est chargée de sens par la présence de la figure du bourreau qui n’a pas d’autre fonction que d’annoncer la mort prochaine de Buckbeak. L’arrivée du masque dans la scène crée un effet angoissant auquel s’ajoute une symbolique de la mort bien connue: la présence de corbeaux, l’accentuation de leurs cris et l’assombrissement de l’image filmique, mais aussi le rappel de la «grande faucheuse», la forme de la hache se confondant ici avec celle de la faux. Un effet dramatique est formé par la simple présence du masque qui, tout en effaçant l’homme sous la cagoule, annonce la fin qui arrive. La cagoule de l’exécuteur y est, bien entendu, fantasmée en tant que «camouflage destiné à faire peur» (Passerini et Peyrot: 103). Cette symbolique devenue lieu commun est rendue possible dans la remédiation et le prolongement d’un imaginaire apparu dans les illustrations et les romans de l’époque victorienne. Un tel exemple illustre bien comment la figure du bourreau masqué n’est plus exclusive au domaine historique et judiciaire, mais se retrouve démultipliée au cinéma (fig.4) et à la télévision, comme elle prolifère d’ailleurs dans de multiples pratiques, comme c’est le cas dans la bande dessinée (fig.5), la lutte professionnelle ou même, sous une forme humoristique, dans la publicité (fig.6).

(Fig.4): Il boia di Venezia. 1963. Film. Luigi Capuano (réal.). Italie.

(Fig.4): Il boia di Venezia. 1963. Film. Luigi Capuano (réal.). Italie.

(Fig.5) Matthieu Gabella (scén.). J. Benoît, J. Carette (ill.), J.-B. Hostache (couleurs). 2016. © Delcourt. Bande dessinée.

(Fig.5) Matthieu Gabella (scén.). J. Benoît, J. Carette (ill.), J.-B. Hostache (couleurs). 2016. © Delcourt. Bande dessinée.

(Fig.6) Publicité «Le bourreau». La laitière. Nestlé. 2011. France. https://www.youtube.com/watch?v=2ewTes2yGlo 

(Fig.6) Publicité «Le bourreau». La laitière. Nestlé. 2011. France. https://www.youtube.com/watch?v=2ewTes2yGlo

Bibliographie et médiagraphie

ARMAND, Frédéric. 2012. Les bourreaux en France: du Moyen Âge à l’abolition de la peine de mort. Paris: Perrin.

CITTON, Yves. 2014. «Les lumières de l’archéologie des media». Dix Huitième Siècle. Vol. 4, no 1, p.31–52. DOI: https://doi.org/10.3917/dhs.046.0031

DUBOIS, Claude-Gilbert. 2010. «Les masques et la plume: Développement et enveloppement des souvenirs dans l’écriture des Mémoires.» Imaginaire & Inconscient. Vol. 26, no 2, p. 61-73. DOI: https://doi.org/10.3917/imin.026.0061

DUMAS, Alexandre. 1998 [1889]. Le comte de Monte-Cristo. Paris: Gallimard.

GABELLA, Matthieu (scén.). J. Benoît, J. Carette (ill.), J.-B. Hostache (couleurs). 2016. Delcourt.

GUILHENDOU, Evelyne. 2010. «Démasquer la plume.» Imaginaire & Inconscient. Vol. 26, no. 2, p.75-80. DOI: https://doi.org/10.3917/imin.026.0075

Harry Potter and the Prisoner of Azkaban. 2004. Film. Alfonso Cuarón (réal.). États-Unis, Warner Bros Pictures.

Il boia di Venezia. 1963. Film. Luigi Capuano (réal.). Italie.

KINNEY, A. 2016a. Hood, New York: Bloomsbury Academic.

_________. 2016b. «Off with his hood». History Today. Vol. 66, no 6, p.28–35.

LAURENS, Jean-Paul. 1895. «Jean Desmarest et onze notables sont décapités après la révolte des Maillotins, 27 janvier 1383.» Tableau. Salon Lobau, Hôtel de ville de Paris. En ligne. https://www.akg-images.fr/archive/Jean-Desmarest-et-onze-notables-sont-decapites-apres-la-rev-2UMDHURMVW2T.html

MILLOGO, Louis. 2007. «Le langage des masques burkinabè: un discours ésotérique?» Tydskrif Vir Letterkunde. Vol. 44, no 1, p.322–332.

PALADINO, Anna et Manuela Belleci. 2010. «Devant et derrière le masque.» Imaginaire & Inconscient. Vol. 26, no 2, p.35-43. DOI: https://doi.org/10.3917/imin.026.0035

PASSERINI, Alberto et Bruna Peyrot. 2010. «Un masque jeté au pied d’un olivier.» Imaginaire & Inconscient. Vol. 26, no 2, p.103-116. DOI: https://doi.org/10.3917/imin.026.0103

SIMOND, Marianne. 2010. «Masques et rêve-éveillé.» Imaginaire & Inconscient. Vol.26, no 2, p.117 131. DOI: https://doi.org/10.3917/imin.026.0117

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